Analyse – Les rails dans les œuvres d’Anno

Tous les artistes, de grande ou de petite envergure, possèdent leur propre élément de langages pour communiquer : un style. Qu’il soit développé consciemment ou non, ou avec plus ou moins de profondeur et d’implication, le style facilite la communication entre l’auteur d’une création et celui ou celle qui la regarde. Leur répétitivité dans le corpus d’un artiste rend le dialogue d’autant plus facile puisque que les spectateurs sont plus à même d’identifier les éléments stylistiques et d’appliquer un traitement sémiologique en lien avec les précédentes itérations. Accepter l’idée qu’une création est une représentation de l’état d’esprit et de la philosophie de son concepteur est nécessaire pour être certains de comprendre cet article. Les décisions prisent pour permettre l’aboutissement d’une œuvre sont les résultats d’un contexte global (politico-social) et personnel. Évidemment, les œuvres audiovisuelles n’échappent pas à leur contexte de production. Je ne reviendrai pas en détail sur ce point et partirai du principe qu’il est un fait accepter par tous, bien que certaines personnes estiment que l’Art ne serait qu’une invention fictive sans lien avec la réalité.

Dans cette analyse modeste, nous nous intéresserons au cinéma du réalisateur japonais Hideaki Anno et plus particulièrement à son utilisation des rails des chemins de fer. Depuis le début de sa carrière professionnelle comme réalisateur en 1988 avec l’OVA Gunbuster, Anno a régulièrement mis en scène les voies ferrées et continue de le faire dans sa dernière création, Shin Kamen Rider, sortie en mars 2023. Pour comprendre le sens qu’il donne à cet élément, nous étudierons chronologiquement l’ensemble des œuvres dans lesquels il apparaît. Ce choix d’analyse nous permettra de mettre en parallèle son utilisation avec la vie du réalisateur.

Des rails sur la prairie

Nous sommes à l’été 1989. Hideaki Anno vient d’achever la réalisation du dernier épisode de l’OVA Gunbuster chez Gainax. À peine a-t-il le temps de souffler qu’une autre réalisation vient s’imposer au jeune studio d’animation à cause d’une affaire avec la chaîne de télévision NHK. Gainax se lancent dans la création de la série télévisée Nadia, le secret de l’eau, réalisé par Hideaki Anno. Malgré un délai de production relativement court qui oblige le studio à se presser, la série rencontre un important succès presque immédiat et propulse Anno comme un talentueux réalisateur auprès du public. Toutefois, tout n’est pas rose.


La première apparition des rails dans la filmographie d’Anno a lieu dans l’épisode 14 diffusé le 13 juillet 1990. Dans celui-ci, l’équipage du sous-marin Nautilus fait une halte sur une île déserte. Alors que tout le monde vaque à ses occupations, la jeune Marie ne trouvent personne pour jouer et s’ennuie rapidement. Elle part explorer l’île avec King le lionceau, et s’amuse avec lui dans les grandes prairies herbeuses. Cependant, après une séquence d’amusement accompagné de musique, les choses changement brusquement. Marie trébuche sur les rails d’un chemin de fer abandonné et caché sous les herbes. D’abord amusée par cette découverte, elle se décide à le suivre pendant plusieurs minutes avant de se lasser de la répétitivité. Elle rebrousse chemin sur le rail et arrive à une intersection, mais ne sait plus quel chemin prendre. Au hasard, elle choisit l’une des deux voies et arriver à une autre intersection. La situation se répète jusqu’à ce qu’elle atteigne un croisement avec encore plus de choix possible. Marie commence à s’inquiéter d’être perdue, mais continue d’avancer. Finalement, elle cède à la panique et court à toute vitesse. Sa course s’arrête lorsqu’elle tombe par hasard sur les ennemis du Nautilus.

Bien qu’il s’agisse d’une scène considérée comme comique, elle relève pourtant d’une certaine étrangeté à cause de son humour noir au sein d’une série habituellement joyeuse. Le ton y est anormalement sérieux, austère, voire angoissant. Le fond musical a disparu, et à laisser sa place au vent et au bruit des pas de Marie sur les bois du rail. La rupture de ton est encore plus marquée après le montage musical qui montrait Marie s’amuser. Ce qui semblait être un jeu est en réalité décevant et cruel. La suite de l’analyse permettra de voir que ce choix de mots n’est pas un hasard. La signification des rails trouvera de nouveaux sens à mesure que nous progresserons dans la filmographie. Pour l’heure, le contexte de production de la série et la vie personnelle de son réalisateur nous permettent de donner une première interprétation de ce passage.

Comme nous l’avons plus tôt, la création de Nadia, le secret de l’eau bleue a été difficile avant de finalement devenir un calvaire pour tous. Gainax a frôlé la faillite pour parvenir à bout du projet. Anno a même quitté temporairement son poste pendant la production et sombra dans la dépression. Bien que l’épisode 13 arrive tôt dans la série, il nous permet déjà d’observer la psychologie d’Anno (voir de l’équipe de production entière). Les rails symboliseraient la fin brusque de l’insouciance. Dans le cas de Hideaki Anno, elle s’est peut-être arrêtée avec la production de Nadia ou le début de sa vie professionnelle. Marie et Anno sont d’abord amusés de leur découverte avant de rapidement déchanter. Le parcours est long, épuisant, et ne semble pas avoir de fin. Cependant, il est impossible de faire demi-tour au risque de se perdre, et il paraît impossible de quitter les rails. Ils symboliseraient une forme de fatalisme : l’idée que l’on ne peut pas échapper à sa condition. Marie et Anno ne peuvent qu’avancer en suivant les rails et ses embranchements sans savoir où cela va les mener.

Tout de fois, la métaphore possède un défaut : pourquoi Marie se sent obliger de suivre les rails même lorsqu’elle se perd, ou à refaire demi-tour quand elle s’est trompée. Quand elle arrive aux embranchements, elle garde en tête qu’il n’y a que deux chemins possibles, sans possibilité de revenir sur ses pas ou de simplement retourner dans la prairie et trouver un autre chemin. La première raison serait évidemment de dire que sinon il n’y aurait pas de métaphore. Il pourrait aussi s’agir d’une erreur d’écriture. La suite de l’analyse nous permettra de revenir sur ce cas en particulier. Pour le moment, les rails sont le symbole d’une sorte d’épreuve imposée en opposition avec une forme d’insouciance. Cette vision s’étoffera au fil de ses représentations. Les rails sont présents plus tard dans le même épisode, mais sans avoir la même portée symbolique que dans le passage décrit ci-dessus. Aucune autre itération marquante n’est à noter dans la suite de la série.


Un tramway nommé Désir

Nous sommes à l’été 1993. Après la production de Nadia, le secret de l’eau bleue, Gainax est au bord de la faillite et Anno en dépression. Des projets de long métrage sont envisagés par le studio, mais tous sont abandonnés. Néanmoins, les choses deviennent plus lumineuses. Grâce à un accord avec la société King Records, Gainax se lance dans la production d’une nouvelle série télévisée sous la réalisation d’Anno : Neon Genesis Evangelion. La production est une nouvelle épreuve. Anno réécrit les épisodes à de multiples occasions, et provoque d’importants retards. Neon Genesis Evangelion est l’occasion pour lui d’exprimer une partie de son mal-être, notamment à travers le personnage principal, Shinji Ikari. Bien qu’il s’agisse du chef-d’œuvre d’Anno, le motif des rails n’est jamais directement utilisé dans la série télévisée ou le film The End of Evangelion. Tout de fois, celui-ci est bel et bien présent par l’utilisation d’une synecdoque. À plusieurs reprises, les personnages sont embarqués à l’intérieur d’un wagon de tramway. Le véhicule en lui-même n’est pas l’élément le plus important, par ailleurs, il n’est jamais montré de l’extérieur pour être désigné.


La première apparition du tramway est probablement la plus simple à comprendre. Sa simplicité permet de facilement communiquer son message qui va nous permettre d’approfondir notre interprétation. Elle a lieu dans l’épisode 04, lorsque Shinji fugue dans les rues de la ville. Pendant plusieurs heures, il reste assis dans une rame jusqu’à l’arrêt du service de transport. Pour marquer la longue solitude du garçon, la mise en scène fait disparaître un à un les autres passagers jusqu’à laisser Shinji seul. Le fatalisme tel que nous l’avons défini avec la séquence de Marie se retrouve ici. Shinji est bloqué dans une situation qui lui déplaît, mais dont il ne peut pas s’échapper. Les passagers du tramway renforcent la solitude du garçon. Des personnes sont dans la même situation que lui (dans le tramway), et pourtant il est incapable de créer des liens. De plus, contrairement à Marie qui avance de son propre chef sur les rails, ici Shinji est conduit sans qu’il décide du chemin à suivre. Il se laisse porter par le tramway, de la même manière dont il obéit aux ordres donnés par la NERV. Plus tard dans l’épisode, il comprend qu’il peut décider et choisira de ne pas monter dans le train pour quitter Tokyo-3. Symboliquement, il décide de ne plus être passager. Le sens des rails semble se préciser. De façon plus large, on peut dire qu’il est une représentation de nos vies, de nos choix et des éléments qui la composent.


L’image du tramway revient à partir du seizième épisode, avec une esthétique qui deviendra l’une des plus marquantes de la franchise. Dans cet épisode, Shinji est piégé à l’intérieur de l’Ange Leliel. Il rencontre en contact mental avec la créature, dans un environnement prenant l’apparence d’un wagon de tramway où Shinji est assis face à une version enfantine de lui-même (représentant l’Ange). Cette fois encore, l’espace n’est pas le sujet principal et n’est jamais montré dans le détail. Le fait qu’il avance est l’élément majeur. Son mouvement est symbolisé par le bruit du train sur les rails et un effet Doppler appliqué au signal sonore des passages à niveau. De surcroît, il s’agit des éléments introduisant la séquence, avant même de voir l’intérieur de la rame. Ce décor revient plusieurs fois dans la série, dans des séquences dans lesquelles la psychologie de Shinji est systématiquement questionnée. La première itération nous permet de comprendre qu’il s’agit d’une représentation de l’esprit du garçon. Les rails, et le fait de se déplacer dessus, peuvent toujours symboliser l’idée que la vie continue de façon inexorable, tandis que la rame est le monde intérieur. De ce fait, quand Asuka, Rei et Misato apparaissent dans le véhicule dans le film The End of Evangelion, il s’agit d’une image que Shinji à d’elles. Comme le dit justement l’épisode 16 : Il existe de nombreuses entités nommées Shinji Ikari. L’autre Shinji Ikari qui existe dans ton esprit. Ceux qui se trouvent dans l’esprit de Misato Katsuragi, d’Asuka Sohryu, de Rei Ayanami et de Gendo Ikari. Ils sont tous différents, mais ce sont de vrais Shinji Ikari.

Du point de vue d’Anno, ce choix dans la représentation est surtout un moyen permettant de présenter les dialogues internes de Shinji. L’image conserve le fatalisme précédemment défini puisque le garçon n’est pas aux commandes du véhicule, mais bien passager. Bizarre ? Notre interprétation doit encore être approfondie.


On peut voir une autre itération du chemin de fer dans l’épisode 22 avec le personnage d’Asuka lorsqu’elle est mentalement attaquée par l’Ange Arael. Parmi les visions qu’elle subit, l’une d’elles se déroule sur des rails. L’adolescente est perdue sur le platelage permettant de passer d’un rail à l’autre. C’est alors qu’elle voit une silhouette au loin susceptible de la guider, mais une horde de personnes masquées l’empêche d’avancer et la pousse dans le sens opposé. Désespérée, Asuka hurle pour qu’on l’aide alors que retenti le signal sonore d’un passage à niveau avec un effet Doppler. La scène est à mettre en parallèle avec une autre survenue plus tôt dans l’épisode, où elle décidait égoïstement de ne pas rejoindre Shinji et Rei sur un autre quai de la gare. La perdition d’Asuka sur les rails symboliserait sont incertitudes à se définir. Elle ne suit aucune voie et une pression l’empêche d’atteindre ces désirs.


Enfin, The End of Evangelion nous propose plusieurs plans de rails ainsi que de tramway vu depuis l’extérieur ! Leur particularité est d’être des plans filmés, prenant part dans la séquence en live où Shinji se confronte à la réalité. Durant ce montage, on peut aussi observer un travelling fait depuis l’intérieur d’une rame. C’est la première fois que l’on observe le paysage, et le seul plan réel sur lequel ont été ajoutés des éléments en 3D (les grands bâtiments au loin). On verra un peu plus tard que ce choix n’est peut-être pas anodin.


Train de vie

Nous sommes à l’été 1997. Le film The End of Evangelion vient enfin de sortir en salle et Anno en a terminé avec la franchise Evangelion. Il se lance presque immédiatement dans la réalisation de son premier long métrage en prises de vues réelles : Love & Pop. Il met en scène ce drame traitant de la prostitution des adolescentes à l’aide de caméscopes amateurs qui lui permettent une grande liberté dans ses angles de vue. Il place ses caméras dans plusieurs endroits incongrus parmi lesquels les rails d’un train de modélisme. Grâce au mouvement permis par ces petites maquettes, il imagine des circuits ferroviaires passant entre différents objets, meubles, portes, ou sous les jambes des personnages. Deux caractéristiques ressortent de ces séquences : leur nature et le mouvement de la caméra. À la manière de Neon Genesis Evangelion, les passages en petit train sont hors du temps et permettent au personnage principal d’exprimer leurs émotions. Ils ne s’insèrent pas dans la narration, ce qui confirme leur nature symbolique pour le spectateur. De plus, la caméra est placée dos à la route pour chacun de ces travellings. Le spectateur ne peut pas anticiper pas où se dirige le train, les obstacles qu’il va rencontrer ou la trajectoire qu’il va adopter. Les rails défilent sous nos yeux. Tous au long du film, Anno multiplie les travelings, parfois très long, pour suivre les personnages.


La première séquence sur rail a lieu dès les premières minutes du film, après une courte introduction sur la famille de Hiromi Yoshii. En marche arrière, on découvre les trois amies de l’adolescente, les bureaux du lycée et différentes choses qui font actuellement sa vie. Après l’apparition de l’écran titre, l’imagerie de la voie ferrée ne s’arrête pas immédiatement. On retrouve Hiromi avançant sur un chemin de fer, filmé de dos. En voix hors champ, elle explique que les choses ne sont pas immuables et qu’elles peuvent changer ou disparaître devant nos yeux. Ce message s’accompagne d’images de paysage défilant depuis les fenêtres d’un train, en surimpression sur l’écran. Anno donne ainsi énormément d’importance aux rails dès l’introduction de son film. Nous pouvons facilement appliquer la logique sémantique que nous avons établie avec Neon Genesis Evangelion. Les rails symbolisent nos existences et nos vies. Avancez dessus en regardant en arrière nous empêche de voir ce qui est sur le point d’arriver. C’est une façon de mettre en image les craintes et les surprises que Hiromi va rencontrer dans sa vie. Elle ne sait rien de son avenir, mais elle continue d’avancer malgré elle.


Lors du générique de fin, Anno met en image cette idée de manière plus concrète en filmant directement les quatre héroïnes avançant dans un fossé inondé et sale, face à la caméra qui recule pour les accompagner. Les murs hauts du fossé permettent d’imager les rails fixes empêchant le train de dérailler, c’est-à-dire l’idée que l’on ne peut pas s’échapper. En progressant, les adolescentes abîment leur tenue, en particulier leurs chaussettes qui se gorgent d’eau et tombent sur leurs chevilles. Pour autant, elles ne ralentissent jamais leur course et marche d’un pas décidé malgré les difficultés. Évidemment, cette image parle beaucoup plus à la jeune population japonaise désenchantée de la fin des années 1990, qui connaît actuellement une crise importante après l’éclatement de la bulle spéculative au début de la décennie. C’est d’ailleurs pour cela que l’on voit régulièrement les parents de Hiromi se satisfaire de construire un circuit ferroviaire miniature dans le salon de leur appartement. Il représente leur aisance à choisir la vie qu’ils voulaient mener et le contrôle qu’ils ont dessus, là où Hiromi a le sentiment de ne pas avoir de choix.

Anno appuie sa métaphore en laissant dire à son personnage : « Les trains sont toujours à l’heure, toujours sur la route. Le sentiment d’être « emmené ». Tous les jours comme celui d’hier. C’est difficile de croire que demain sera différent ».  Ce court discours nous remémore directement la séquence de Marie dans la série télévisée Nadia, le secret de l’eau bleue : la répétition, la lassitude, le sentiment d’être contraint et de ne pas pouvoir choisir.


Le Miroir

Nous sommes à l’été 1999. À l’avant-première du film d’animation  Mes voisins les Yamada, Ghibli annonce la sortie prochaine du prochain film de Hideaki Anno : Shiki-Jitsu. Il s’agit de la pièce la plus importante dans la compréhension du cinéma d’Anno. Sa particularité est qu’il permet à Anno de s’exprimer pleinement sur le rapport qu’il entretient avec la réalité. En effet, il peut être difficile de parler de ce qui est fictif et ce qui est réel quand l’univers où évoluent les personnages a été entièrement imaginé et dessiné. Avec Shiki-Jitsu, Anno nous propose un long métrage très dense pouvant être lu par deux prismes différents, mais indispensable l’un et l’autre pour fonctionner. Le premier point de vue à adopter est celui de l’autobiographie. Pour les personnes connaissant un tant soit peu Anno, cela n’échappe pas que Shiki-Jitsu est un film autrement autobiographique sur les difficultés psychologiques qu’il rencontre. L’acteur principal incarne une personnification d’Anno qui se confronte à ses propres troubles et sa créativité incarnés par la femme. Par ailleurs, celle-ci est incarnée par Ayako Fujitani, l’autrice du roman servant d’inspiration pour ce film. Cela ajoute évidemment une nouvelle couche de méta-texte puisque la créatrice incarne la création. Le second point de vue est beaucoup plus terre à terre, et se concentre exclusivement sur les éléments narratifs de l’histoire sans interprétation : c’est-à-dire l’histoire d’un homme rencontrant une femme singulière pour qui il va développer des sentiments. Ce second prisme nous parle davantage des relations humaines.


Étant une œuvre hautement personnelle, les chemins de fer sont omniprésents dans Shiki-Jitsu. La rencontre entre les deux personnages a lieu sur un chemin de fer sur lequel est allongée la femme. Leur rencontre fortuite est répétée de la même façon pendant quelques jours. Comme nous l’avons vu précédemment, le rail serait une représentation de nos vies auquel on ne peut pas échapper. Toutefois, le film défini plus largement le rail comme une représentation de la réalité. Sa définition, son opposition avec la fiction et son acceptation sont des thèmes récurant chez Anno depuis Neon Genesis Evangelion. Ces sujets sont alimentés par les propres expériences du réalisateur et sa nature d’otaku où la frontière entre fiction et réalité peut parfois être floue chez certaines personnes (ce n’est pas pour rien que le cosplay a été démocratisé par ces cercles culturels). L’image du rail comme réalité est appuyée par la femme qui incarne tout l’inverse. Elle est dans son propre univers, hors des rails et de la réalité, mais qui ne peut pas complètement sans détacher. C’est pour ça qu’elle a dessiné à la craie un réseau ferroviaire sur le sol de son appartement. La femme s’amuse à suivre comme pour jouer à être réel. L’entièreté de son logement est surréaliste et une ode à la créativité et l’imaginaire. Les choses sont étranges, mais avec leur propre logique. On trouve un labyrinthe, de grands espaces vides, des amas d’objets, des cadres symbolisant des seuils. Il n’y a ni chambre, ni cuisine, ni salle de bain, ni toilette, mais seulement des lieux secrets qu’elle s’amuse à faire découvrir comme des espaces de jeux.


L’homme n’est pas si éloigné d’elle. Bien que beaucoup plus proches de la réalité, il semble chercher un substitut aux rails qu’il doit suivre. Quand il emménage chez les femmes, il apporte avec lui un circuit de petites voitures qu’il construit sur le sol jonché de rails dessinés à la craie. Métaphoriquement, il apporte sa propre réalité par-dessus celle de la femme. Le circuit est semblable aux rails (deux voies sur lesquels avancent les véhicules sans jamais se croiser) tout en étant bien différents (il ne peut y avoir que deux voitures qui tournent en rond dans un circuit fermé). La différence de réalité entre les deux personnages est aussi exprimée dans leur discussion sur les toits. Ils avancent sur deux chemins suspendus, étroit, entouré de deux rambardes, parallèles l’un à l’autre, mais qui se rejoignent par des voies perpendiculaires à plusieurs reprises. Au début de la discussion, l’homme suit la femme qui passe d’un chemin à l’autre. Puis, après lui avoir demandé de parler de son enfance, elle change de voie, mais il ne la suit pas. Ils avancent tous les deux sur chaque passage sans se rencontrer avant qu’il revienne derrière elle quand il a terminé de parler. Lors de leur séparation, l’homme manque de confiance dans ce qu’il raconte. Symboliquement, il arrête de suivre la fiction et se confronte à la réalité. Il a été contraint de suivre le chemin devant lui jusqu’à pouvoir rejoindre la femme. Une fois de plus, le chemin sur le toit est proche du chemin de fer et Anno s’amuse à le filmer avec une caméra subjective comme il le fait habituellement pour le rail. Les deux rambardes forment ainsi les deux rails parallèles qui paraissent se rejoindre au loin. Métaphoriquement, les personnages sont sur une fausse réalité.

Tout au long du film, l’homme cherche à rapprocher la femme de la réalité et la filme régulièrement dans un wagon à proximité d’une gare. Ironiquement, le véhicule est l’arrêt trahissant son côté fictif. Comme il le dit lui-même dans un monologue interne « Même les films lives, enregistrant le concret, ne retranscrivent pas la réalité ». L’intérêt d’Anno pour les chemins de fer est directement cité dans le film. L’homme explique qu’il les apprécie « parce qu'[ils] sont mécaniques » et constants. Il poursuit par cette phrase « Quand tu marches dessus, tu n’as pas à choisir ton chemin ». La femme explique quant à elle qu’elle aime les rails parce qu’ils ne se rencontreront jamais, mais resteront toujours ensemble. Je pense que la différence entre les deux réponses permet de bien voir les deux prismes d’interprétations évoqués plus tôt : la femme (la fiction) donne une réponse qui s’intègre dans le développement du personnage et la narration de l’histoire, l’homme (la réalité) donne une réponse personnelle qui dépasse les frontières du film pour nous offrir directement le point de vue d’Anno.

Si l’on regarde rétroactivement les œuvres d’Anno avec cette interprétation plus large du rail, les choses s’articulent presque parfaitement. La réalité, telle que Anno l’a définie, est une forme de fatalisme opposé à nos rêves et nos fantaisies. Dès Nadia, le secret de l’eau bleue, ce message peut être trouvé. Souvenez-vous que Marie découvre les rails par hasards en jouant innocemment dans une prairie. Symboliquement, ses rêveries d’enfant se retrouvent face à la réalité, comme le spectateur qui passe d’une scène joyeuse à angoissante et invoquant la vision pessimiste d’Anno. L’ajout principal de Neon Genesis Evangelion et Love & Pop est celui du wagon sur le rail. Nous avons déjà pu en déduire que son mouvement symbolise les personnages et leurs vies qui défilent sans pouvoir l’arrêter. La réalité du rail adopte de nouvelles thématiques : la possibilité de choisir, l’inconnue et les craintes qu’il inspire, le temps qui passe et sa lassitude. Dans le wagon, les personnages sont eux-mêmes avec leur propre vision de la réalité dans les paysages qui défilent derrière les fenêtres. J’évoquais tout à l’heure le plan dans la rame de tramway dans The End of Evangelion et expliquait qu’il s’agit du seul plan réel avec de la 3D. C’est-à-dire que le seul moment où un élément fictif est ajouté à une image réelle, est montré à travers les fenêtres d’un tramway.


Eternal Fantasy

Nous sommes à l’été 2021. Bien des choses se sont passées depuis une vingtaine d’années. Gainax a connu un second âge d’or avant de s’écrouler et Hideaki Anno a fondé son propre studio avec lequel il a produit une tétralogie de films reprenant l’univers d’Evangelion. Le dernier film est sur le point de sortie sur la plate-forme Amazon Prime après une sortie en mars dans les cinémas japonais.

Pour cette nouvelle interprétation, on retrouve les séquences mettant en scène Shinji Ikari dans la rame de tramway, principalement dans le premier et le second film, où elles apparaissent lorsque le garçon est évanoui. Cependant, on remarque certaines nouveautés, notamment un plan montrant le paysage défilé depuis la fenêtre, ne montrant qu’une succession de chemins de fer à perte de vue. Cette image est accompagnée par la narration de Shinji expliquant que la réalité est cruelle et sans pitié. La logique développée depuis tout ce temps s’applique donc toujours : le train est le monde intérieur, les rails et l’extérieur de la rame représentent la réalité et l’existence. Les rails n’apparaissent pas dans le troisième film, mais ce n’est pas un hasard. Dans cet opus, nous suivons quasi exclusivement le point de vue de Shinji qui refuse d’accepter l’idée que le monde a changé depuis sa disparition. Il vit dans un déni de la réalité, expliquant leur absence. Il est évoqué dans la scène où Shinji est atteint de vertige après avoir appris la vérité sur sa mère et Rei Ayanami. Le garçon avance péniblement sur une passerelle en métal bordé de deux rambardes (semblable à celle du toit dans Shiki-Jitsu).


Le dernier film est loin d’être aussi avare et introduit un nouvel élément : une plaque tournante. Elle apparaît dans le Village-3, lorsque Shinji découvre les lieux pour la première fois, alors qu’elle tourne pour desservir un autre chemin de fer. Symboliquement, elle représente le changement. Désormais, Shinji va devoir accepter que le monde qu’il a connu n’existe plus. Il a changé de réalité. De plus, Kensuke accueille Shinji chez lui, dans une ancienne gare automatisée, comme une façon de dire au garçon de prendre un nouveau départ et d’embarquer quand il le voudra. La gare trouve une nouvelle importance dans le film. Une autre peut être aperçue lorsque Gendo s’excuse auprès de Shinji ce qui marque une fois de plus l’idée d’un nouveau départ. Il abandonne l’idée de mettre en place son plan et confie la suite des événements à son fils. Puis, évidemment, à la toute fin du film, après que Shinji a réécrit le monde sans Evangelion. La réalité est l’un des sujets importants du film qui se termine par une vue filmée de la ville d’Ube alors que Shinji et Mari quittent la gare ensemble.


Le tramway et le motif du rail reviennent dans la dernière partie du film, lorsque Shinji et Gendo discutent à cœur ouvert dans l’objet Golgotha, un lieu en dehors de la réalité. Outre la discussion dans la rame, notons aussi la représentation de Yui au milieu d’un chemin droit lorsque Gendo raconte sa rencontre avec elle, puis celle du long couloir de la maternité en ligne droite. Leur mise en scène évoque une fois encore celle du chemin de fer qui disparaît à l’horizon, pour parler de la vie et du destin. Il est suivi par une séquence encore plus intéressante. Alors que Gendo raconte que le monde est insensé et irrationnel, on voit sa silhouette de face avancée sur un rail auquel il tourne le dos. Quand il exprime ses doutes sur la confiance à accorder aux autres, la caméra s’inverse. Désormais, la caméra avance dos aux rails à la manière des plans dans Love & Pop, renouant donc avec la représentation des incertitudes. 

Au final, les rails gardent toujours la même signification depuis tout ce temps. Ils prennent beaucoup d’importance dans le dernier film Evangelion en apparaissant même sur l’une des affiches représentant Shinji au bout d’un rail. Le point de vue adopté est autant celui de Gendo qui va confier la suite de son destin à son fils, qu’aux spectateurs eux-mêmes qui vont devoir faire confiance à Shinji pour terminer la franchise, ou à Hideaki Anno qui a donné beaucoup d’importance à Megumi Ogata (l’interprète de Shinji) pour décider de la fin.



Deux ans après Evangelion, les rails sont toujours présents dans la dernière création d’Anno, Shin Kamen Rider. Symboliquement traversés par les personnages principaux pour pouvoir se retrouver et accepter leur nouvelle vie en refusant de suivre celle tracée par SHOCKER. 

Évidemment, cette analyse n’est pas exhaustive et manque probablement de précision sur certains détails. Il est parfois difficile de mettre le doigt sur certaines choses ou de trouver les bons mots pour les définir. Les choses ne sont pas aussi simples et les créateurs eux-mêmes peuvent ne pas donner de sens à tout ce qu’ils font. Pour l’heure, on ignore qu’elle sera la prochaine réalisation d’Anno, mais il me tarde de voir si les rails seront toujours présents.

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