Rétrospective – Gamera (1995)

Dans les années 1990, le paysage des films de kaijū est marqué par Godzilla. Héros d’une nouvelle série de films, il marque une nouvelle génération de spectateurs et de spectatrices avec des histoires plus sombres que ceux de la période Showa. Cependant, lorsque le Roi des monstres prend sa retraite à partir du milieu de la décennie, un autre monstre refait surface : Gamera. La tortue du studio Daiei revient dans une trilogie de films par Shūsuke Kaneko, qui redonne à la franchise une nouvelle image loin de celle qu’elle avait à la fin des années 1970. Mis en concurrence avec son ennemi de toujours, beaucoup n’hésiteront pas à dire que Gamera a même surpassé Godzilla en qualité d’écriture et de mise en scène durant cette période. 


Les Lumières de la ville

Affiche japonaise de Gamera, le monstre de l’espace (1980)

En 1980, le public japonais découvre le long métrage Gamera, le monstre de l’espace. Huitième opus de la franchise, le film est produit avec un petit budget par une société Daiei reformait en 1974 grâce à la maison d’édition Tokuma Shoten. Toutefois, l’utilisation d’extraits des précédents films, les inspirations hollywoodiennes et le scénario peu convaincant ne séduisent pas le public. Le film est un échec critique et commercial, qui plante le dernier clou du cercueil de la tortue atomique. Les films de kaijū n’ont désormais plus la popularité qu’il avait dans les années 1960 et 1970. Godzilla est également à la retraite après son dernier film Les Monstres du continent perdu qui ne rencontre pas le succès escompté lors de sa sortie en 1975. Néanmoins, plusieurs tentatives sont envisagées pour faire revenir le Roi des monstres : en 1977 avec le projet Rebirth of Godzilla, en 1978 avec Godzilla vs the Devil et Godzilla vs Gargantua, et l’année suivante avec Resurrection of Godzilla. Le Retour de Godzilla, sorti en 1984, permet au lézard géant de faire son retour sur grand écran. Il adopte un ton beaucoup plus sombre que les films des décennies précédentes, et marque un retour aux sources en se plaçant directement comme la suite du film original de 1954. Le parti pris est payant puisque le film rencontre un succès modéré garantissant la mise en production d’une suite. Malgré l’échec de Gamera, le monstre de l’espace, Daiei n’est pas mort et concentre désormais son activité à la coproduction de long métrage, notamment avec des studios chinois et coréens dont Daiei assure de trouver des distributeurs sur l’archipel nippon. L’idée d’une nouvelle production Gamera est toujours présente pour marquer le vingtième anniversaire de la franchise. Cependant, le succès modéré du Retour de Godzilla freine les ardeurs du studio. Grâce à ces collaborations, Daiei s’assure des succès au box-office japonais, particulièrement en 1988 avec le long métrage Sur la route de la soie de Jun’ya Satō qui remporte de nombreux prix. Suivront Shiko funjatta (Masayuki Suo, 1992) et Madadayo (Akira Kurosawa, 1993), tous les deux décorés aux prestigieux Japan Academy Prize.

Affiche japonaise de Teito Monogatari (1988)

Du côté du cinéma de genre, de nouvelles tendances semblent se dessiner en lien avec le contexte générationnel et socio-économique du Japon. Le pays vit actuellement une bulle spéculative financière, touchant particulièrement le marché immobilier qui voit la valeur du terrain être surévalués. Dans ce contexte financier prêt à exploser d’un moment à l’autre, le réalisateur Akio Jissoji sort le film Teito Monogatari en 1988. Il s’agit d’une adaptation d’un roman éponyme en cours de publication par Hiroshi Aramata, racontant le développement de Tokyo en lien avec des entités surnaturels malveillantes inspirées de l’histoire et de l’occultisme japonais. Le roman se vend à plusieurs milliers d’exemples et le long métrage rencontre un succès tout aussi important, faisant de Teito Monogatari une œuvre culte. Ses thématiques rentrent en résonance avec les préoccupations du Japon, au bord d’une crise économique et sociale importante. Le film et le roman participent à l’essor du genre de l’occultisme dans un contexte urbain et contemporain. Le surnaturel et l’ésotérique, inspiré de l’onmyōdō, des histoires de yōkai, ou des légendes urbaines japonaises, prennent un peu plus de place dans la seconde partie des années 1980. De plus, les magazines de prépublication de mangas spécialisés dans le genre horrifique ont le vent en poupe à la fin des années 1980, avec des succès tel que Tomie de Junji Itō ou Le Manoir de l’horreur d’Ochazukenori. De cette mouvance naitrons des œuvres comme Urotsukidōji (Toshio Maeda, 1986), Jaganrei (Teruyoshi Ishii, 1988), Demon City Shinjuku (Yoshiaki Kawajiri, 1988), Ring (Koji Suzuki, 1991), Hiruko the Goblin (Shinya Tsukamoto, 1991), Chōshōjo Reiko (Takao Okawara, 1991), Ubume no natsu (Natsuhiko Kyogoku, 1994), Histoire de fantômes à Yotsuya (1994, Kinji Fukasaku), Parasite Eve (Hideaki Sena, 1995), Gakkō no Kaidan (Hideyuki Hirayama, 1995), etc.

La bulle éclate à la fin de la décennie et provoque une déflation importante. Le Japon traverse une crise, ayant pour conséquence une récession, aujourd’hui nommé la décennie perdue, et une augmentation du taux de chômage à partir de 1991. L’insouciance économique des années 1980 laisse place à une forme de fatalisme. Le cinéma japonais s’empare de ce sentiment en traitant de la dissolution des identités sociales et rapport humains, notamment d’une rupture entre l’ancienne génération et la jeunesse en perte de certains repères dans cette société en crise. L’ésotérisme continue d’être une source d’inspiration, principalement le cinéma d’horreur japonais. L’adaptation de Ring (1998) par Hideo Nakata défini les nouveaux codes du film de fantômes (et plus largement de la J-horror) en l’ancrant un peu plus encore dans le contexte contemporain des années 1990 en associant folklore japonais, légendes urbains et technologie. On retrouvera ce mariage avec les films Ju-on (Takashi Shimizu, 2000), Kairo (Kiyoshi Kurosawa, 2001) et La Mort en ligne (Takashi Miike, 2003). Même si les histoires quittent l’univers de l’occultisme, elles restent ancrées dans celle des contes horrifiques et des légendes : des peurs concrètes dont on ne sait plus les origines, mais que l’on partage (comme la VHS de Sadako ou le site web hanté de Kairo).


Aketekure !

Tōhō inclut également des éléments paranormaux dans la franchise Godzilla avec le personnage télépathe Miki Saegusa. Introduite dans Godzilla vs Biollante (Kazuki Omori, 1989), elle est le personnage humain le plus récurrent de la franchise puisqu’elle apparaît dans tous les autres films Godzilla de la période Heisei. Grâce à son pouvoir, elle est capable de sentir la présence des créatures et affronte même Godzilla dans un combat psychique. Dans le cadre de la franchise, Miki est le premier élément véritablement surnaturel et inexpliqué. Ces choses-là sont habituellement réservées aux monstres ou aux créatures extra-terrestres qui, par leur nature même, sont extraordinaires. Dans l’esprit de cette mouvance orienté autour du surnaturel, Tsuburaya Productions s’intéresse à la mise en place d’un long métrage adapté de Ultra Q. Pour celles et ceux qui l’ignorent, il s’agit d’une série télévisée de 1966, présentant une série d’histoires étranges à résoudre à la manière de Au-delà du réel ou Doctor Who. Ultra Q est donc un cadre idéal pour imaginer une histoire surnaturelle. Le projet est tout d’abord confié à deux personnes : Shūsuke Kaneko et Kazunori Itō.

Shūsuke Kaneko est un jeune réalisateur ayant fait ses débuts avec des films érotiques à partir de 1984. Il parvient à rapidement s’éloigner de ce milieu pour travailler sur des films plus sérieux. Étant un fan de Godzilla et d’Ultraman, il a pour ambition de réaliser un film de tokusatsu. Pour l’heure, ses aspirations ne sont pas assouvies à la fin de la décennie. Ce n’est pas le cas de Kazunori Itō. Scénariste dans le milieu de l’animation depuis le début des années 1980, il est un collaborateur de Mamoru Oshii et un membre du groupe d’artistes Headgear. Il signe les scripts de plusieurs épisodes de Lamu et Maison Ikkoku, et de l’OVA Dirty Pair: Affair of Nolandia (Masaharu Okuwaki, 1985). Il rédige aussi le script de The Red Spectacles (1985), le film en prise de vues réelles de Mamoru Oshii. En 1987, il écrit le premier segment de Twilight Q. Cet OVA fantastique rend hommage à Ultra Q et The Twilight Zone (La Quatrième Dimension en français). 

Affiche japonaise de Ultra Q The Movie: Hoshi no Densetsu de Jissoji

Bien que Kaneko et Itō semblent suffisamment motiver pour le projet proposé par Tsuburaya, ils sont écartés par le studio qui préfère Akio Jissoji. Parmi les autres membres dans l’équipe de production se trouve un certain Shinji Higuchi au poste de storyboarder. Déjà présent auprès de Jissoji pour Teito Monogatari, il se passionne pour le cinéma tokusatsu et arpente les plateaux de tournage depuis le milieu des années 1980. Il a notamment été assistant dans la réalisation des effets spéciaux de Sayonara Jupiter (Sakyō Komatsu et Koji Hashimoto, 1984) et Le Retour de Godzilla (Koji Hashimoto, 1984). Il se professionnalise auprès du studio amateur Daicon Film et reste proche des membres du studio d’animation Gainax. Le long métrage Ultra Q The Movie: Hoshi no Densetsu de Jissoji sort dans les cinémas japonais en 1990, mais ne marque pas particulièrement les spectateurs. Comme prévu, le film met en avant le folklore japonais dans une histoire de monstre ancestral, de secte et de lutte opposant traditionalisme et modernité. 

Pour le moment, Kaneko et Itō continuent leurs carrières de leur côté. Le premier réalise la comédie vampirique Kamitsukitai (1991) ; le second retrouve Headgear pour écrire les scripts de l’OVA Patlabor, ainsi que des deux longs métrages dérivés. Les deux hommes se retrouvent en 1993 sur la production de Necronomicon. Pour ce film d’horreur à sketches adapté des nouvelles de H. P. Lovecraft, ils réalisent et écrivent le segment Air froid. Néanmoins, le film ne connaît pas un grand succès et sortira même directement en vidéo aux États-Unis. Pendant ce temps, Shinji Higuchi accède pour la première fois au poste de directeur des effets spéciaux sur deux films distribués par Tōhō : le film d’horreur Mikadroid (Tomoo Haraguchi, 1991) sorti directement en vidéo, et le film fantastique Future Memories: Last Christmas (Yoshimitsu Morita, 1992). 


Mock turtle soup

En 1993, la franchise Godzilla est toujours au beau fixe malgré des rumeurs affirmant la mort prochaine du monstre. Godzilla vs Mothra (Takao Okawara, 1992) et Godzilla vs Mechagodzilla II (Takao Okawara, 1993) sont des succès et un film hollywoodien est en pré-production. Shūsuke Kaneko a toujours pour ambition de réaliser un film de kaijū et se rapproche de Tōhō dans l’espoir d’obtenir un poste de réalisateur sur un film Godzilla en 1992. Cependant, le studio ne lui laisse pas cette opportunité. De son côté, Daiei a pour ambition de faire revenir sur grand écran un de ses monstres phares. Non pas Gamera, mais Daimajin le démon de pierre de la trilogie de film éponyme de 1966. Ce choix s’inscrit évidemment dans la mode de l’ésotérisme puisque Daimajin est l’esprit d’un guerrier piégé dans une statue lié à des croyances spirituelles. Cependant, des études de marché indiquent que le public japonais apprécie davantage Gamera. Daiei décide donc de revoir ses plans pour faire revenir la tortue géante dans un film célébrant le trentième anniversaire de la franchise prévu pour 1995.

Le réalisateur et le scénariste historique de Gamera, Noriaki Yuasa et Nissan Takahashi, sont appelés pour imaginer ce nouvel opus. Ils conçoivent une ébauche dans la veine des films originaux, mettant en avant la relation entre Gamera et un enfant. Tout de fois, leur idée n’est pas retenue par Daiei qui craint peut-être un nouvel échec en se souvenant de celui de Gamera, le monstre de l’espace. La société préfère se tourner vers un autre réalisateur et fait appelle à Shūsuke Kaneko, et au scénariste Kazunori Itō à l’automne 1993. Itō rédige seul la première ébauche du script qui impliquaient la présence de cinq Gyaos et plusieurs combats entre Gamera et les Forces de Défenses Japonaise, notamment un combat aérien. Le budget du film n’est pas particulièrement élevé (500 millions de yens), et est deux fois inférieur à ceux alloués au même moment aux films Godzilla. C’est pour cette raison que plusieurs scènes sont supprimées. Daiei souhaite aussi réduire la violence du long métrage et fait retirer certains passages comme celui où une femelle Gyaos dévore un mâle après leur accouplement. Concernant la conception des monstres, Daiei fait appelle à Mahiro Maeda du studio Gonzo et Shinji Higuchi. Ce dernier se propose également en tant que directeur des effets spéciaux. Contre toute attente, Daiei accepte. Plusieurs corrections du scénario sont rédigées, avec l’aide de Kaneko et Higuchi.

Concept art de Gamera par Mahiro Maeda (1993)

Maeda et Higuchi imaginent l’apparence de Gamera à partir de celle des tortues marines. Ils l’imaginent avec des nageoires pour ses membres supérieurs, ce qui lui aurait servi d’ailes pour voler. Cependant, Daiei refuse cette proposition, préférant que Gamera s’inspire d’une tortue terrestre comme dans les films originaux (toutefois l’idée des ailes sera finalement adoptée pour les deux films suivants). La conception du costume est confiée à Tomō Haraguchi qui réalise une maquette de Gamera de 90 cm pour correctement définir son apparence et sa posture. Concernant les Gyaos, Higuchi souhait qu’ils soient conçus exclusivement avec des marionnettes à la manière de Mothra ou King Ghidorah. Au final, un costume s’avère nécessaire.

Pour incarner les kaijū, l’équipe des effets spéciaux font appel à des comédiens de petite taille. Cela permet de créer des costumes et des miniatures moins grands, et ainsi de réduire les coûts de production. De plus, le nombre de personnes nécessaires pour enfiler les combinaisons est réduit à deux au lieu des trois ou quatre habituelles. Gamera est interprété par deux acteurs : Jun Suzuki et Takateru Manabe. La cascadeuse Yumi Kameyama enfile le costume de Gyaos et devient la première femme à incarner un rôle principal de kaijū. C’est une décision de Higuchi, permettant aux Gyaos d’avoir une silhouette fine. La construction des miniatures débute en janvier 1994 et s’achève six mois plus tard. Haraguchi et son équipe construisent trois costumes de Gamera : un pour les scènes d’action, un pour les gros plans et un pour les scènes dans l’eau. Les costumes sont mécanisés pour pouvoir ouvrir et fermer la gueule du monstre, et la version aquatique est régulièrement découpée pour certains besoins spécifiques. Enfin, une marionnette du haut du corps est faite pour les expressions faciales ou les mouvements complexes, ainsi que plusieurs modèles réduits pour les scènes de vol.

Le 25 avril 1994, une conférence de presse en présence des personnes impliquées sur le projet annonce la production du film. Le tournage débute environ deux mois après. Après avoir eu un rôle dans Godzilla vs Mechagodzilla II, Shinobu Nakayama incarne l’un des personnages principaux dans Gamera, au côté de Tsuyoshi Ihara. Kaneko engage également la jeune actrice Ayako Fujitani, la fille de Steven Seagal, dans son tout premier rôle au cinéma. Les scènes à effets spéciaux sont filmées en l’espace de 101 jours. Deux mois de post-production sont nécessaires pour ajouter des éléments pyrotechniques et composer certains plans du film. Des éléments en images de synthèses sont aussi ajoutés. Le film, nommé Gamera : Gardien de l’Univers, sort le 11 mars 1995 avec une distribution assuré par Tōhō, trois mois après Godzilla vs SpaceGodzilla.


La Tortue et les oiseaux

Volonté de Daiei ou de l’équipe créative, consciemment ou non, ce nouveau film Gamera s’inscrit dans la mode ésotérique du moment. Les origines de Gamera ont toujours été imprégnées d’une sorte de mysticisme, puisqu’il est une créature liée aux atlantes, bien qu’étant le survivant d’une espèce plus ancienne encore. Dans le film original de 1966, son réveil est l’œuvre d’une action purement humaine et sa nature ancestrale n’est jamais évoquée par la suite. À la manière de Godzilla, il n’était « qu’un monstre géant » capable de lutter contre des monstres aussi gros que lui.

Le magatama d’Asagi Kusanagi

Dans ce nouveau film, les origines de Gamera sont approfondies. On retrouve la civilisation perdue, mais son réveil est cette fois surnaturel et il devient plus magique. Les films suivants développeront davantage cela en évoquant le mana, la force énergétique de la Terre et l’équilibre de la nature. Le mana sera l’élément le plus important, et est dérivé d’un concept de la mythologie polynésienne semblable au Qi du taoïsme. Par ailleurs, la popularité du terme mana pour désigner une énergie magique est relativement récente dans les années 1990, notamment grâce aux jeux vidéo Secret of Mana (1993) et Trials of Mana (1995) de Square. Gamera incarne une sorte de kami, ou du moins un esprit protecteur pour les humains. Cette mythologie implique l’utilisation de magatama, des amulettes anciennes permettant de lier l’âme de Gamera avec un humain. Asagi Kusanagi (incarné par Ayako Fujitani) incarne un rôle similaire à celui d’une prêtresse (ou d’un kannushi) grâce à cet artefact qu’elle porte autour du cou. Contrairement aux enfants de la période Showa qui ne font qu’encourager Gamera sur le côté et s’extasier de ses victoires, Asagi est mentalement liée à Gamera. Elle ressent les mêmes sentiments, ses douleurs et son état physique. Une connexion plus forte que celle qu’a pu avoir Miki avec Godzilla et qui lui permettront de révéler aux autres personnages les pensées de la tortue. La relation entre Asagi et Gamera évolue au fil des films. À mesure que l’adolescente grandie, leur lien s’amenuise. Gamera garde toujours un statut proche de celui du sacré, principalement auprès des enfants qui, dans le second film, se rendent auprès de lui pour prier en espérant son retour (ce que fait également Asagi).

Le troisième opus, sorti en 1999, poussera un peu plus loin le spiritisme de la franchise en l’appliquant également à l’antagoniste : Iris. À l’origine, il serait un ancien démon enfermé dans une caverne par les habitants d’un village en des temps immémoriaux. La grotte est scellée par un petit temple gardé depuis des générations par une famille. La créature est libérée par une adolescente, qui se fait posséder pour permettre son évolution. Avec elle, Iris devient un monstre destructeur nourrit de haine envers Gamera. On peut facilement y voir un parallèle avec la relation entre Asagi et Gamera, d’autant plus qu’un magatama sombre tisse le lien entre Iris et l’adolescente. Le film propose aussi une lame supposément magique pour vaincre Iris, ainsi qu’un groupe d’individus croyant en une prochaine fin du monde dans une sorte de culte de la destruction. Ce dernier élément n’est pas sans rappeler la secte Aum Shinrikyō, dont l’attentat au gaz sarin dans le métro de Tokyo a traumatisé le Japon en 1995. Ce n’est probablement pas un hasard si le climax du film se déroule dans la gare de Kyoto, et qu’une attaque de monstre se déroule dans une rame de métro dans le second film. De manière générale, une certaine crainte s’installe chez certain à l’approche de l’an 2000. Shinji Higuchi avoue lui-même avoir ressenti une inquiétude à la fin du millénaire et avoir probablement fait transparaître cela dans sa mise en scène pour ce film.

Malgré son côté mystique plus prononcé, Gamera renoue avec plusieurs de ces racines classiques comme l’avait fait Le Retour de Godzilla. Le plus important concerne, ironiquement, le naturaliste de la série. L’une des habitudes des films classiques de Gamera est de présenter aux spectateurs les créatures comme des êtres de chairs et de sang, ayant leur propre métabolisme. L’un des objectifs des films est alors de découvrir leur point faible et de l’exploiter pour en venir à bout. La mise en scène renforce ce relativisme et n’hésite pas à montrer de nombreuses scènes violentes, voir gore, lors des combats. Une tendance qui a fait son apparition dans Gamera vs Gyaos en 1967. Daiei n’hésitent pas à faire gicler l’hémoglobine des monstres, à arracher leurs membres ou les transpercer ! Bien que le studio ait voulu limiter la violence de ce nouvel opus de Gamera, le film propose son lot de moment peu ragoutant, principalement amené par les Gyaos. Les créatures volantes anthropophages sont beaucoup plus répugnantes que son homologue original qui n’était qu’hématophage. Plusieurs scènes reprennent directement des moments du film Gamera vs Gyaos comme celui où Gamera est blessé au bras en protégeant un enfant, ou lorsqu’un Gyaos se fait arracher la patte. Le naturalisme du film a aussi lieu en présentant le système digestif des Gyaos via leurs excréments lors d’une scène d’analyse qui n’est pas sans rappeler une scène de Jurassic Park.

Le travail de la lumière permet de renforcer le réalisme de certains effets spéciaux

La mise en scène adopte l’aspect terre-à-terre avec des angles de vue à hauteur d’Homme donnant aux créatures un sentiment de gigantisme, et l’aspect très réaliste des maquettes allié à une composition intelligente permettent d’ancrer avec justesse les monstres dans la réalité du quotidien. L’un des plans les plus marquants de ce métrage nous montre la tour de Tokyo à moitié effondrée et servant désormais de nid à un Gyaos dans un sublime contre-jour. Le film suivant propose le plan que Higuchi considère comme le plus réussi, où l’on peut voir le kaijū Légion depuis l’habitacle d’une jeep en mouvement. La caméra suit la progression du monstre alors que le paysage défile également devant lui. Le point de vue humain depuis un lieu reconnaissable par tous, associé à un plan en mouvement, fait véritablement croire en la présence de la créature. Les films Gamera classiques eurent souvent à cœur d’associer les plans à effets spéciaux avec ceux impliquant les acteurs, notamment dans Gamera vs Gyaos (encore une fois) qui proposait un travail de maquette et de composition tout à fait respectable pour rendre les monstres tangibles auprès des humains.

Gamera et Gyaos se font face pour un dernier duel

À la manière de Godzilla, Gamera souffre d’un paradoxe : être un monstre destructeur qui lutte pour protéger la Terre. Pour Godzilla, le problème a persisté dans les films de la période Heisei. D’abord montrer comme un monstre destructeur à éliminer dans Le Retour de Godzilla, Tōhō a progressivement dû l’adoucir pour justifier son statut de protagoniste, tout en le considérant comme une catastrophe ambulante. Cela passe notamment par l’ajout d’un fils, Godzilla Junior, faisant du monstre un parent cherchant à protéger sa progéniture (comment lui en vouloir de tout casser ?). Une décision presque similaire est prise pour le Godzilla de Roland Emmerich, où le spectateur est censé se prendre d’affection pour la créature et comprendre qu’elle fait cela pour ses enfants. Pour Gamera, le choix est fait de ne pas en faire l’unique monstre dans le film marquant son retour. Dès ce premier opus, il affronte un ennemi, ce qui le place d’ores et déjà comme le héros et évite au public de trop se questionner sur le fait qu’il s’agit d’un monstre. Au final, s’il casse tout sur son passage, c’est parce qu’il est trop gros et ne peut pas faire autrement. Cette justification est de bien meilleur goût que dans les films originaux où, après avoir semé la mort et la destruction au Japon, Gamera devient un protecteur de la Terre sans trop de raison. Pour résumer, le film évite l’erreur de faire de Gamera un antagoniste dans son propre film. Par ailleurs, la trilogie aura l’intelligence d’interroger le positionnement ambigu de Gamera, et sera le moteur de l’intrigue dans le troisième opus.


Et ensuite ?

Gamera : Gardien de l’Univers est un véritable succès lors de sa sortie. Il remporte de nombreux prix, notamment le Blue Ribbon Awards du meilleur réalisateur et du meilleur second rôle féminin (Shinobu Nakayama). Lors du 17ᵉ festival du film de Yokohama, le long métrage obtient quatre titres : dont celui de meilleur réalisateur, meilleur scénariste, meilleurs effets spéciaux et meilleur second rôle féminin (Shinobu Nakayama). Daiei ne tarde pas à lancer la production d’une suite, Gamera 2 : L’Attaque de la Légion, sortie en 1996. Ce second opus rencontre un succès similaire et amène à la production d’une troisième film, Gamera 3 : La Revanche d’Iris, en 1999. Étrangement, Daiei ne continue pas à produire de film Gamera et les têtes pensantes de la trilogie s’orientent chacun vers des projets différents. Kazunori Itō retourne auprès de Mamoru Oshii pour signer le script de son film Avalon (2001) avant de s’attaquer à l’écriture de la nouvelle franchise .hack//. Il travaille une nouvelle fois avec Shinji Higuchi sur le film Pistol Opera (Seijun Suzuki, 2001). Quant à Shūsuke Kaneko, il réalise le film Pyrokinesis (2000) avant d’être contacté par Tōhō pour écrire et réalisé le prochain film de son monstre phare Godzilla, Mothra and King Ghidorah: Giant Monsters All-Out Attack (2001). Il insuffle à la franchise l’aspect surnaturel qu’il avait donné à Gamera. Godzilla n’est plus un monstre atomique, mais l’incarnation des Japonais mort durant la Seconde Guerre mondiale. Pour calmer sa colère, trois gardiens doivent l’affronter : Mothra, King Ghidorah et Baragon. C’est la première et la dernière fois que le reptile est dépeint de ce point de vue, et est un énorme succès au box-office japonais.

Concernant Daiei, le studio perd son président, Yasuyoshi Tokuma, en 2002. Deux ans plus tard, Tokuma Shoten accepte de vendre le studio et l’ensemble de son catalogue à Kadokawa. Daiei devient ainsi la branche Kadokawa Daiei Film puis disparaît progressivement dans les multiples restructurations de ce conglomérat médiatique. Un nouveau film Gamera voit tout de même le jour en 2006 : Gamera: The Brave de Ryūta Tazaki. Cependant, le film ne rencontre pas le succès escompté. La franchise Gamera est mise en suspens pendant plusieurs années malgré quelques tentatives de faire revenir la tortue géante. Il faut attendre 17 ans avant de revoir la franchise dans une série d’animation disponible sur Netflix : Gamera Rebirth.


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Sources

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